L'estompement des normes

 

Dans le second rapport de la commission Verwilghen (dite commission Dutroux) se trouvait l’expression " estompement de la norme ", restée obscure pour bien des gens, mais qui n’est pas près de finir sa carrière car elle désigne très exactement une maladie grave de la société belge. Elle mérite d’être expliquée et bien comprise; car aucune maladie n’a de chance d’être guérie si son diagnostic n’est pas bien posé

L’origine de l’expression n’est qu’une traduction fidèle du flamand. Elle désigne tout simplement un certain laxisme des individus dans l’exercice de leurs missions respectives, un relâchement généralisé de la conscience professionnelle. Constaté tout au long de l’enquête sur l’enquête à propos de l’affaire Dutroux, dans le chef des différents corps de police et de la gendarmerie, cet estompement-là des normes n’a été qu’une partie -dramatiquement mise en évidence- d’un iceberg qui s’étend à travers toute la société belge, dans quasiment toutes les professions. Je vais donner une série d’exemples de cet estompement des normes; on verra l’étendue de la maladie et chacun comprendra qu’il est au fond concerné. Il y aura lieu de se demander si un tel état de choses est suffisamment perçu par nos responsables politiques, si d’autre part cette maladie de notre société est typique de l’époque où nous vivons et si elle sévit ailleurs qu’en Belgique.

 

 

Une gangrène psychologique

 

Tout d’abord on constate une sorte de désabusement général, un climat de laisser-aller, un " à-quoi-bonisme " qui ouvre la porte à toutes les démissions. Sans doute lié à une fausse conception de la tolérance et caractéristique du slogan " il est interdit d’interdire ", l’estompement des normes commence dans l’éducation. Voici deux anecdotes vécues, comme chacun aurait facilement l’occasion d’en observer journellement et qui devraient normalement révolter tout citoyen adulte doué de sens moral et civique. Devant un ascenseur, un groupe de quatre ou cinq personnes attendent son arrivée; parmi elles une jeune femme portant dans les bras un bébé et accompagnée d’un autre enfant âgé d’environ cinq ans. Ce dernier déballe un bonbon, le met en bouche et jette l’emballage par terre, ce que voyant sa mère lui dit de le ramasser.L’enfant refuse de le faire et répond sans vergogne à sa mère: " Non! Ramasse-le, toi! ". La mère alors, encombrée du bébé, se baisse péniblement pour ramasser l’emballage sans rien dire... Les personnes présentes ne disent rien et leurs yeux n’expriment ni révolte, ni reproche mais une superbe indifférence, tandis que l’ascenseur arrive…

Seconde anecdote... A la caisse d’une grande surface, un monsieur poussant un caddie modérément rempli attend son tour. Un gamin d’une dizaine d’années portant un panier contenant deux ou trois articles vient sans gêne s’insinuer devant lui sans lui adresser la parole ni même le regarder. Le monsieur l’interpelle sans aucune hargne pour lui faire remarquer qu’il serait normal qu’il attende son tour. Une femme qui se tenait à distance apostrophe alors le monsieur en lui disant que n’étant pas son père, il n’a rien à dire à ce gamin...

Des anecdotes de cette veine, je suppose que chacun d’entre vous pourrait en raconter... Depuis l’automobiliste qui jette par la portière un paquet de cigarettes vide jusqu’aux adolescents vissés à leur siège d’autobus tandis qu’une vieille femme se maintient péniblement debout à côté d’eux, depuis le maître du chien qui le laisse tranquillement se soulager au milieu du trottoir jusqu’au trio de gamins qui s’amusent à bloquer l’escalator de métro... Est-il nécessaire d’énumérer tous les exemples que nous observons quotidiennement à ce niveau d’un estompement général des normes civiques et morales ? Signe des temps, signe d’une psychologie malade, cela se soigne, et le remède est urgent, car cette maladie sociale, cette gangrène psychologique est extrêmement dangereuse car contagieuse...

 

 

Comment on discrédite la loi aux yeux du citoyen

 

Je n’ai en effet abordé l’estompement des normes que par son profil le plus connu de tous, au niveau du vécu quotidien. Mais je disais à l’instant qu’il révèle une maladie contagieuse... La contagion s’est en effet étendue à un niveau plus inquiétant. Quand cet état d’esprit de démission et de lâcheté s’est installé, grâce à l’absence de sanction et même de désapprobation sociale, il s’étend naturellement vers des niveaux plus élevés et entraîne des conséquences plus graves. Dans toute société civilisée, on a institué des lois, elles-même fondées sur une série de grands principes d’intérêt général. Et bien quand ces lois elles-mêmes n’existent plus que pour être bafouées ou ignorées, c’est une fois de plus à l’estompement des normes que l’on assiste.

Il n’est pas de chose plus pernicieuse pour une société que d’instituer des lois que l’on ne se soucie pas de faire respecter, ou pire, que l’on sait d’avance inappliquables ! Car le résultat, c’est le discrédit des lois elles-mêmes, et finalement c’est la fin de l’état de droit. Si certaines lois sont inappliquables, c’est qu’il faut les supprimer ou qu’il ne fallait pas les édicter. Car toute loi est faite pour être appliquée. Quand une législation aberrante interdit de rouler en agglomération à plus de 50 Km/H, mais que chacun peut constater qu’à bien des endroits on y roule sans aucun risque pour personne à plus de 80 et même certains à plus de 100, c’est une invitation à l’estompement des normes; police et gendarmerie le savent bien, qui ne sanctionnent qu’occasionnellement des infractions à ce genre de réglementation.

Autre exemple, la fameuse loi anti-raciste Glinne-Moureaux; il est des principes de bon sens élémentaire qui transcenderont toujours les lois idéalistes: un patron engagera qui bon lui semble, et tout propriétaire prendra le locataire de son choix. Il y a encore toute une série de lois et de règlements que, comme les deux exemples qui précèdent, l’on peut qualifier d’idéalistes et -c’est toujours pareil- d’irréalistes, et qui pour cette raison-même ne sont pas appliquées. De telles lois devraient être supprimées car personne ne les respecte et personne ne les souhaite: elles sont à la fois contraires à la démocratie (où les lois doivent traduire la volonté de la majorité des citoyens) et elles discréditent la notion de loi elle-même. Les mauvaises lois chassent les bonnes, et on est de retour à l’estompement des normes, c’est à dire que les lois ne sont plus respectées.

Il se trouve des gens pour estimer que c’est le propre de la démocratie d’en aller à son aise avec les lois, et de les appliquer avec un certain laxisme: c’est une erreur absolue. La démocratie n’est pas du tout l’anarchie; au contraire: l’anarchie appelle toujours la dictature car elle n’est pas conforme à l’intérêt général. La démocratie est un système où les lois sont l’émanation de la volonté des citoyens, et où les lois sont les lois, c’est à dire que leur non-respect est sanctionné, à peu près systématiquement. Soit dit en passant, sous les deux termes de cette proposition, il est clair que nous ne sommes pas en démocratie... Nous sommes dans l’estompement des normes.

 

 

L’excès de lois tue la loi

 

Quand on voit en toute matière (fiscale, sociale, économique, d’enseignement etc) des lois nouvelles se multiplier au point que seuls des avocats spécialisés s’y retrouvent encore, quand par ailleurs on constate que ces lois, généralement loin de répondre à une demande des citoyens, n’ont habituellement pour effet que de les importuner dans leur grande majorité, et enfin quand on assiste à l’édiction de lois inspirées par un pur idéalisme, on arrive au résultat que les lois dans leur ensemble sont discréditées aux yeux de l’opinion publique. Et ceci entraîne immanquablement un nouvel estompement des normes: les gens ne respectent plus les lois, prennent l’habitude de les enfreindre, cela devient un sport national. Lequel d’entre nous n’a jamais dépassé le taux maximum d’alcoolémie autorisé au volant ? Qui boucle systématiquement sa ceinture de sécurité ? Qui n’a jamais effectué le moindre travail rémunéré au noir ? ou à l’inverse qui n’a jamais utilisé de travailleur au noir ? Sur une journée, combien de fois commettons-nous des infractions aux lois ou aux règlements en vigueur? Peut-être moins de 20 % de la population s’y conforment exactement et ils n’ont droit alors qu’aux quolibets des autres... Cette situation est profondément malsaine, car elle confine à l’anarchie, et celle-ci profite en première ligne aux plus forts, ce qui est contraire à l’esprit des lois qui caractérise un état de droit civilisé.

 

 

L’estompement des normes dans l’application des lois

 

Et la boucle est bouclée quand il revient aux représentants de la loi et de l’ordre de faire appliquer les lois. Citoyens comme tout le monde, policiers et gendarmes ont eux aussi l’habitude, qui est quasiment devenue une seconde nature chez le Belge, d’en prendre à leur aise avec lois et règlements. Quand ils revêtent l’uniforme, on ne peut que comprendre comme inévitable qu’ils fassent montre d’une grande souplesse vis-à-vis d’autrui quand il s’agit de faire respecter les lois et les règlements. D’autant plus qu’ils sont les mieux placés pour savoir combien ces lois et règlements sont le plus souvent irréalistes et inappliquables, car trop nombreux, trop idéalistes, et mal perçus par un public qui les ressent plus comme un empiétement sur leurs libertés que comme une protection. Alors se crée un état d’esprit de laisser-aller, de désabusement dangereux, car on finit par perdre le sens des grandes priorités qui demeurent en tout temps la mission essentielle des forces de police: être au service de la population pour la protéger des anti-sociaux. Quand après s’être donné du mal et avoir pris des risques pour interpeller un délinquant, un policier voit ce dernier venir le narguer après avoir bénéficié d’un non-lieu, comment en vouloir à ce policier de perdre le nord ?

(Sait-on assez que le taux de suicide parmi les gendarmes et les policiers est sensiblement plus élevé que dans la moyenne générale de la population ?)

Quand les amis d’Anne et Eefje sont venus signaler à la police de Bruges la disparition des deux filles, on ne les a pas pris au sérieux, en supposant d’abord qu’il s’agissait d’une fugue: une telle attitude était en soi un estompement des normes; il n’appartient pas à la police de décider de prendre à la légère un avis de disparition pour se défiler de sa mission première de service aux citoyens qui requièrent son aide.

Quand l’itinéraire connu de Loubna Benaïssa passait devant le domicile officiel d’un déviant sexuel notoire déjà poursuivi pour faits graves, et qu’aucune perquisition sérieuse n’y était opérée, on assiste à un estompement des normes caractérisé, qui a eu les conséquences tragiques que l’on connaît. Quand on constate que le sieur Derochette ici évoqué et que le sieur Dutroux étaient des délinquants déjà bien connus et condamnés pour des faits antérieurs, et que la justice a pris à leur sujet la décision de les remettre en liberté, c’est le plus monstrueux estompement des normes qui se puisse concevoir, et les familles des victimes de ces hommes devraient s’en prendre à la Justice de l’Etat belge qui a failli à sa mission première de protection des citoyens contre ceux qui ont fait la preuve de leur dangerosité. Toujours en cause: l’idéalisme des considérations humanitaires mal placées, qui bénéficie à des crapules ou des dégénérés, tandis que la société toute entière se voit imposer le risque de récidive de leur part.

Quand un Dutroux s’évade et que l’on apprend que l’arme de service de son gardien n’était pas chargée: estompement des normes une fois de plus; une arme est faite pour être portée chargée et pour être utilisée en cas de besoin, pas pour frimer. Mais peut-être était-ce une fois de plus par souci humanitaire, ce dont M. Dutroux a pu une nouvelle fois bénéficier...

 

 

Opportunité des poursuites et encombrement des prisons

 

En Belgique existe en matière de répression pénale le vicieux principe de l’opportunité des poursuites: le Parquet ne poursuivra pas systématiquement les auteurs d’infractions, mais ne le fera que quand il l’estimera opportun. Dans d’autres pays, le principe de la " légalité des poursuites " existe, qui entraîne la poursuite systématique des infractions pénales. Dans le système belge, le Parquet peut pratiquer un arbitraire légal, en estimant que telle personne ou tel type de délit doit être poursuivi, tandis que telle autre personne ou tel autre type de délit ne le sera pas. Les défenseurs de ce système invoquent la multiplicité des infractions (liée à la multiplicité des lois et règlements) et l’encombrement des tribunaux. Mais cela nous amène à la question: ne serait-il pas plus sain d’augmenter le nombre de juges?

Il s’agit en effet d’une question bien actuelle en Belgique...

Et enfin, dans un pays où les chiffres de la délinquance (*) ne cessent de monter d’année en année, n’est-il pas du plus élémentaire bon sens que le nombre de places en prison soit adapté proportionnellement ?

Il semblerait évident au premier enfant venu que quand le nombre de délinquants et de criminels augmente dans une société, elle se doit de construire de nouvelles prisons pour les y héberger. Au lieu de cela, nos dirigeants semblent vouloir ménager leurs électeurs délinquants, puisqu’ils préfèrent dépenser autrement l’argent que cela coûterait... En attendant, on en est réduit à ne plus condamner à des peines de prison dans des cas où ce serait nécessaire, parce qu’on sait qu’il n’y a plus de places en prison ! Et en plus on surpeuple les prisons existantes, les cellules existantes, au risque de voir s’y multiplier les mutineries, et en rendant les professions du secteur pénitentiaire de plus en plus astreignantes...

Fin juillet, on annonçait l’entrée en fonction (...pour 2001) d’une nouvelle prison à Hasselt, qui pourra accueillir 450 prisonniers et permettra l’embauche de 359 personnes; elle coûtera un milliard et demi de francs. Le Ministre de la Justice Van Parys a indiqué à cette occasion que la population carcérale belge avait augmenté de 29,5 % depuis 1992 et qu’à l’heure actuelle, les 32 prisons du pays contiennent 8230 détenus...

Il est temps d’en finir avec l’estompement des normes et d’oeuvrer à l’avènement d’une société où les lois seront claires, seront l’émanation de la volonté populaire et de ce fait seront respectées, tandis que leur non-respect sera sanctionné avec l’approbation générale.

I. L.

( Bastion n°26 de septembre 1998)

 

* Le service Général d’Appui Policier vient de livrer ses statistiques annuelles. En 1997, la criminalité a augmenté de 10 % (819 000 actes de délinquance, càd pratiquement un pour 10 habitants). Les agressions sur les personnes ont été en hausse de 10 % et les vols avec violence de 33 %. Tout cela a été bien entendu minimisé par les médias, sur l’air de " tout va très bien, Madame la Marquise ", et de " tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil "

[Accueil]  [Bastion]