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Master & Commander

 

Il fut un temps où les titres des films anglophones étaient, systématiquement, traduits en français. Ce temps n’est plus en Belgique depuis que les distributeurs de cinéma favorisent la diffusion des films en version originale sous-titrée. C’est ainsi que les logiques commerciales se superposent à nos conflits linguistiques pour acculturer nos trois communautés[1].

Pour Master & Commander, on peut particulièrement regretter l’absence d’interprétation. En effet, la traduction machinale que l’on est tenté d’en faire, Maître et  commandant, altèrerait son sens véritable. En anglais comme en français, le mot ‘’maître’’ qualifie plusieurs états et professions. Dans le cas d’espèce, il désigne un maître de la navigation parvenu au sommet de son art. Ce virtuose des mers est, ici, Jack Aubrey, capitaine du navire anglais le Surprise, dont le rôle est interprété par Russel Crowe - l’inoubliable général Maximus dans le Gladiator de Ridley Scott.

Le capitaine Aubrey a pour mission de poursuivre et d’intercepter la frégate l’Achéron, un corsaire français qui propage, dans les mers caraïbes, les guerres napoléoniennes qui font rage sur le continent européen. La trame du film repose sur ce duel entre les deux navires. Elle fait alterner les scènes de combat et les moments de repos, dans lesquels le cœur des hommes est mis à rude épreuve. En cela, le scénario respecte assez bien le roman de Patrick O Brian dont il s’inspire. Sauf pour un détail : dans le roman de O Brian, les deux protagonistes de l’action sont respectivement anglais et américain. Toutefois, les producteurs hollywoodiens ont imposé leurs vues au réalisateur australien en lui représentant que le public américain recevrait mal l’idée que les deux nations alliées dans la guerre d’Irak soient ennemies à l’écran. Compte tenu de leur opposition à cette guerre, les Français devaient tenir le mauvais rôle. Ainsi, l’actualité politique influe-t-elle sur la représentation du passé, fut-il romanesque…

Néanmoins, cette réécriture de l’histoire n’enlève rien à la crédibilité du film. Faut-il rappeler, ici, qu’à peu près dans la même période où le film se passe (1805), le corsaire malouin Surcouf menait au service de l’empire, une redoutable guerre de course aux navires de commerce anglais (1807-1811).

   Ce conflit maritime a, d’ailleurs, nourri toute la série des aventures de Hornblower, écrite dans les années 1940-1950 par Cecil Scott Forester, dont Master et Commander rappelle, aussi, l’ambiance et le style.

Dans les œuvres de Forester et de O Brian, on est saisi par le souci du détail qui donne véritablement l’impression d’embarquer sur un navire de guerre de l’époque et de partager la vie de ces pauvres hères partis à l’autre bout du monde. Chez Peter Weir, cette illusion de la réalité est particulièrement sensible lors des scènes de bataille. Les boulets déchirent les voiles, déchiquettent les mâts et les chairs dans de lugubres craquements. Rien n’est caché de la souffrance des hommes qu’essaye de soulager le chirurgien naturaliste du bord, Stephen Maturin. Un second rôle interprété par Paul Bettany, l’ami et le confident du capitaine Aubrey.

Malgré le parti pris de ne rien dissimuler des vicissitudes de la condition de marin, il faut porter au crédit de Weir de ne jamais tomber dans le misérabilisme si prisé en Europe de l’Ouest. Sous sa caméra, la peine des hommes est aussi leur grandeur quand elle est soutenue par leur virtu – leur force intérieure. Ainsi, la scène de l’amputation subie par l’enfant-aspirant, lord Blakeney, nous révèle que la puissance de caractère ne dépend ni de l’âge ni de la force physique. Elle est, d’abord, le fruit de la vigueur mentale.

Le message contenu dans cette scène est renforcé par deux autres passages du film. Le premier est celui où l’on voit le capitaine Aubrey remettre à l’infortuné enfant une biographie de l’Amiral Nelson - autre manchot célèbre. Par ce geste, il lui signifie que son handicap peut être surmonté par la volonté. Cette leçon virile sera mise à profit par ledit aspirant au moment de l’abordage de l’Achéron, où on le voit galvaniser un groupe de matelots hésitants.

A l’opposé de Blakeney, on trouve le pusillanime aspirant Hollom. Ce jeune homme ne dispose pas de la force intérieure indispensable au commandement. Incapable de prendre les bonnes décisions et de se faire respecter, il est surnommé Jonas par l’équipage. A ses yeux, il est celui par lequel le malheur arrive.

Loin de critiquer ces superstitions d’un autre temps, Peter Weir nous indique qu’elles ont toujours un fonds de vérité. Ainsi, les individus, même les plus simples, distinguent d’instinct les bons des mauvais chefs. Aux meilleurs, ils prêtent la fortune - leur capitaine n’est-il pas Jack la Chance ? Aux indécis, indignes de l’autorité dont ils sont investis, ils réservent leur mépris.

Au fond, Master et Commander est une réflexion sur les qualités qui élèvent l’homme au-dessus de sa condition. Au regard du film, celles-ci sont : le talent artistique  - Audrey et passionné de musique et joue du violon également en virtuose -, l’esprit de science – représenté par l’apprentissage des mathématiques nécessaires à la navigation -, la raison critique – symbolisé par les conversations philospohiques avec son ami Bettany, la conscience morale, tournée vers l’honneur, le dévouement et le courage. Toutes ces qualités permettent de s’extraire des passions vulgaires qui assujettissent l’individu aux événements. Elles étendent le champ des possibles et favorisent la réussite, voire l’exploit.

Ces vertus de la raison sont contrebalancées chez Aubrey-Crowe par sa passion pour le combat – l’hubris chère aux Grecs. Celle-ci, loin de l’aveugler, en fait un individu complet - tel que le comprenait l’antiquité. Car, c’est un secret vieux comme la marine à voile, qu’on ne dirige pas les hommes par des probabilités mathématiques, mais par des certitudes quasi-charnelles. A ce propos, on saluera la prestation très convaincante de Russel Crowe. L’acteur trouve, dans ce rôle, un nouveau cadre propice à l’expression de son jeu où se mêlent l’étoffe du meneur, le questionnement sur les finalités du pouvoir et l’indifférence ironique, révélatrice d’un esprit libre et indépendant.

Toutes ces réflexions ne doivent, cependant, pas faire perdre de vue que Master et Commander est avant tout un film d’aventures. Une œuvre accomplie, à l'esthétique très soignée qui met en valeur les rivages méconnus des Galápagos  - une première pour un film de fiction. Il plaira aux âmes fortes qui rêvent de se dépasser. Espérons, donc, qu’il trouvera un large public en Belgique et en Europe.

Alexandre Lignières 



[1] N’oublions jamais notre communauté germanophone, parent pauvre de notre système politico-culturel.

 

 

(Bastion n°79 de mars 2004)

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