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La Passion sans passion

 Le mois dernier, j’avais évoqué l’hostilité médiatique dont la Passion du Christ, de Mel Gibson, faisait l’objet. Comme je l’ai plusieurs fois écrit, lorsque l’appareil de répression idéologique se met en branle pour condamner une œuvre, c’est en règle générale le signe qu’elle mérite une certaine attention de notre part. J’avais, toutefois, ajouté que je n’étais pas, naturellement, attiré par la représentation, sur grand écran, du martyre du Christ. Ainsi, pendant presque trois semaines, je suis resté partagé entre l’idée du plaisir d’enfreindre l’interdit médiatique et le risque du déplaisir esthétique.

            Je crois que je me serais, sans doute, abstenu si je n’avais, par hasard, lu un article assez favorable au film, écrit par l’un de mes amis. Son avis m’est apparu comme l’annonce d’une bonne nouvelle cinématographique. Une incitation supplémentaire à surmonter mon désir de ne pas tomber dans le piège de l’exégèse. Car, le film appelle nécessairement une lecture spirituelle de son contenu. Et puisque je n’ai pu, finalement, résister à cette tentation, j’essaierais néanmoins de concentrer ma critique sur les rapports entre esthétique et sacré. Ce qui me semble mieux convenir à l’objet de cette chronique.

            Ce qui frappe – si j’ose dire – dans la Passion selon Mel Gibson, c’est son parti pris en faveur de la violence gratuite. Le film débute, en effet, peu avant l’arrestation du Christ et se termine pratiquement sur la Croix - la résurrection étant à peine évoquée. Entre ces deux moments, le pauvre Christ est déchiqueté méthodiquement, lambeau par lambeau.

             Longuement la caméra s’attarde sur les supplices infligés. Ce sont d’abord les brutalités des gardes du Temple. Puis, viennent les verges administrées par les légionnaires romains. Ces derniers, mécontents de la résistance du prisonnier, décident de leur propre chef de lui administrer des coups à l’aide d’un fouet doté de plusieurs lanières, bardées de morceaux de verre. Les chairs se déchirent lentement. Le sang gicle. Il asperge les bourreaux et la cour du prétoire. Les ralentis de la caméra soulignent l’horreur du calvaire dans le moindre détail.

            Or, il faut bien le dire, on ne trouve rien de tel chez les quatre évangélistes. Ceux-ci sont beaucoup plus discrets sur les souffrances du Christ. Saint Matthieu écrit : « Les soldats du gouverneur conduisirent Jésus dans le prétoire, et ils assemblèrent autour de lui toute la cohorte. Ils lui ôtèrent ses vêtements, et le couvrirent d'un manteau écarlate. Ils tressèrent une couronne d'épines, qu'ils posèrent sur sa tête, et ils lui mirent un roseau dans la main droite; puis, s'agenouillant devant lui, ils le raillaient, en disant: Salut, roi des Juifs! Et ils crachaient contre lui, prenaient le roseau, et frappaient sur sa tête. Après s'être ainsi moqués de lui, ils lui ôtèrent le manteau, lui remirent ses vêtements, et l'emmenèrent pour le crucifier. »

Saint Marc décrit la même scène dans ces termes : « Les soldats conduisirent Jésus dans l'intérieur de la cour, c'est-à-dire, dans le prétoire, et ils assemblèrent toute la cohorte.  Ils le revêtirent de pourpre, et posèrent sur sa tête une couronne d'épines, qu'ils avaient tressée.  Puis ils se mirent à le saluer: Salut, roi des Juifs!  Et ils lui frappaient la tête avec un roseau, crachaient sur lui, et, fléchissant les genoux, ils se prosternaient devant lui. Après s'être ainsi moqués de lui, ils lui ôtèrent la pourpre, lui remirent ses vêtements, et l'emmenèrent pour le crucifier. »

Saint Luc est encore plus sobre sur ce passage de la Passion, puisqu’il évoque les supplices de manière indirecte en faisant parler Ponce Pilate, lequel déclare : « Je le relâcherai donc [le Christ], après l'avoir fait battre de verges. »

Dès lors, on peut se demander comment Gibson est parvenu à une vision aussi atroce du martyre du Christ ? Pourquoi a-t-il amplifié et déformé le récit évangélique ? Certes, on peut légitimement imaginer que le supplice fut, dans les faits, bien plus terrible que ce qui en est dit dans les évangiles. Deux éléments plaident, en tout cas, en ce sens : 1) la mentalité de l’époque, brutale et sanguinaire (quoique Ponce Pilate apparaît comme un homme pondéré), 2) le fait que sur le chemin du Golgotha, les légionnaires durent réquisitionner un passant – Simon de Cyrène – pour porter la croix. Ce qui suggère que le Christ était trop affaibli pour la porter par lui-même. Toutefois, Saint Jean l’évangéliste ne fait pas mention de la présence de Simon et déclare : « Jésus, portant sa croix, arriva au lieu du crâne, qui se nomme en hébreu Golgotha ».

En cela, l’approche de Gibson soulève plusieurs difficultés. Si elle est déductive – à la Sherlock Holmes – elle sort du récit biblique. Si elle est religieuse, elle n’obéit ni à l’esprit ni à la lettre du texte sacré. Il y a, ici, contradiction entre l’approche historique de Gibson et l’intemporalité du message christique.

Ce n’est certainement pas un hasard si les quatre évangélistes ont été si peu diserts sur les sévices infligés au Christ : lui-même les avait acceptés par anticipation. Ils étaient une étape tragiquement nécessaire vers la résurrection. Or, la résurrection est l’oméga des évangiles. Elle est le symbole du dépassement de la condition humaine.

En outre, la mort du Christ rachète tous les péchés du monde. Y compris, probablement, ceux commis à son endroit. Il s’ensuit que le récit évangélique ne peut s’y attarder sans travestir le message d’amour qui est le sien.

De ce point de vue, on soutiendra que la Passion selon Gibson s’est égarée. En dilatant le temps du supplice (quelques lignes dans les évangiles, pratiquement toute la durée du film), le réalisateur est tombé dans une surenchère matérialiste où la nature humaine est dépeinte comme foncièrement mauvaise – bien qu’elle soit aussi l’œuvre de Dieu.

Chez Gibson, la laideur, la méchanceté sont le lot de l’humanité. Les borgnes, les difformes, les alcooliques, les hystériques peuplent son film et s’opposent aux rares justes – Jésus, Marie, Marie Madeleine et quelques disciples.

Le diable y fait aussi une apparition inattendue, sous la forme d’un androgyne aux yeux bleus – pourquoi aux yeux bleus ? Barrabas est une sorte de monstre herculéen. Les enfants vus par Judas, après sa trahison, prennent des masques de chimères cauchemardesques. L’Iscariote se pend au-dessus d’un cadavre d’animal assailli par les mouches et, comme dans tout film d’horreur qui se respecte, rongé par des milliers d’asticots répugnants.

 On sent, dans tout cela, une certaine complaisance pour l’innommable. Un voyeurisme peu en relation avec le ton digne des évangiles. Cette laideur omniprésente s’étend aux prêtres du Temple et à leurs disciples. Ce qui a fait dire, à plus d’un, que le film était antisémite et réitérait la thèse du peuple déicide.

S’il ne nous appartient pas, à ce propos, de faire un procès d’intention à Gibson[1], l’on doit, cependant, admettre qu’il est difficile d’être Juif et de voir le film sans se sentir offensé. La représentation de Caïphe, de ses subordonnées et du peuple hébreu est telle qu’elle crée une opposition esthétique forte entre Juifs et premiers chrétiens. Or, cette opposition ne tient pas historiquement puisque - faut-il le rappeler ? -, le Christ et ses disciples étaient juifs. Ils appartenaient à l’humanité caricaturée dans le film.

Si l’opposition est spirituelle, alors il n’était pas judicieux d’avoir recours aux artifices d’un grimage manichéen. Il aurait été, par exemple, bien plus subtil de mettre en évidence que les protagonistes du drame étaient prisonniers de leurs rôles. Un peu comme Ponce Pilate - le seul personnage réellement crédible dans le film.

Une partie de l’horreur mise en scène par Gibson, aurait pu être compensée par les retours en arrière sur la vie du Christ. Malheureusement ceux-ci sont peu nombreux. Le Christ y est singulièrement muet, bien qu’il soit le verbe incarné. La plupart de ces flash-back sont, également, incompréhensibles à ceux qui ne connaissent pas les saintes écritures. Ainsi, la Passion selon Gibson ne fait-elle pas œuvre de pédagogie chrétienne. On dirait qu’elle vise, plutôt, à faire recette en exaltant le goût du morbide propre aux temps post-chrétiens.

Pour toutes ces raisons, on évitera cette œuvre sombre – au sens propre comme figuré - où l’épouvante efface la majesté d’un destin assumé – fut-il divin – et la beauté d’une résurrection dans la lumière de la vie éternelle et invaincue.

Alexandre Lignières



[1] La rédaction du Bastion est, par définition contre tous les procès d’intention, particulièrement ceux qu’on ne cesse de lui intenter

 

 

 

(Bastion n°81 de mai 2004)

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